Domus-Libri — livres anciens ou rares
Une bonne action de Rabelais
extrait de L'Hospice du Mont Saint-Bernard par Paul Lacroix Jacob
par Jean-Claude Raymond
Table des matières
Le texte qui suit est extrait de L'Hospice du Mont Saint-Bernard, écrit par Paul Lacroix Jacob qui se dit âgé de cent vingt-cinq ans. Il fut édité par la librairie Charles Delagrave, alors 15 rue Soufflot à Paris. Il est illustré par P. Kauffmann et A. Ferdinandus. L'exemplaire que nous avons eu entre les mains était la dixième édition.
Comme l'extrait que nous avons retenu, le livre est une suite de cinq histoires moralisatrices. Si nous avons retenu Une bonne action de Rabelais, c'est justement parce que la trame de l'histoire est naïve, voire même un peu niaise. De plus, on se demande pourquoi elle fait référence à Rabelais tant le personnage principal qui est certes prêtre à Meudon n'a pas beaucoup de rapport avec le personnage historique. Il y joue le rôle d'un bon prêtre bien conformiste. Peut-être se sert-on du prestige de l'humaniste pour s'opposer l'antisémitisme. Le bon Rabelais dans son élan ne peut s'empêcher de se féliciter de marier des protagonistes de cette histoire après les avoir convertis au catholicisme - antiraciste mais fortement teinté de prosélytisme. Nous avons trouvé bien pire dans la manière d'accomoder accomoder Rabelais à toutes les sauces.
Cet ouvrage à la livrée rouge, noire et or contient encore un certificat de distribution des prix du 25 juillet 1914, école communale de garçons (Flachat) à Asnières. L'élève récipiendaire était en cours moyen première année. Remerciement à Françoise Adam qui nous a aimablement prêté ce livre.
Couverture
Grand-titre
C et D pour Ch. Delagrave
et la devise In Labore Robur
Nous n'avons reproduit ici que les pages 165 à 204 qui concernent notre sujet. Les pages sont séparées par des lignes horizontales. Les numéros des pages portés sur le livre et le titre de l'histoire sont répétés en début de chaque page.
Ils apparaissent à gauche du titre pour les pages paires et à droites pour les impaires. Les bibliophiles auraient probablement préféré que nous reproduisions les pages par simple numérisation qui leur aurait donné une vue plus réaliste de la présentation du livre. Le pourquoi de notre approche.
UNE
BONNE ACTION DE
RABELAIS
(1553)
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
II y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant : on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue ; on la disait fort, malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer.
— C'est un vilain juif ! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu
166 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
entrer dans l'église, voire même
s'agenouiller
sous le porche, comme les excommuniés qui font
pénitence et qui attendent là une absolution
plénière.
— C'est plutôt quelque bohémien
qui se
sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de
ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu
ni à diable ; ils n'ont ni église ni
curé ; ils naissent sans baptême et
meurent comme
des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et
de pilleries,
car le meilleur métier, selon eux, est de
tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des
chrétiens.
— Oh ! m'est avis que celui-ci ne s'est
point
enrichi et ne
s'enrichira jamais ! dit en riant une commère, qui
désignait du doigt la fille du prétendu
bohémien, vêtue de haillons sordides, courant
pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à
coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit
à notre approche, comme une biche en chasse ?
— Nenni dea ! reprit une autre :
elle ne mendie mie
que je
sache! Bien au contraire; elle est fière et orgueilleuse
autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain
à cuir au four banal, elle ne parle à quiconque
et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou
à celles qui lui donneraient de bon cœur
l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa
bienheureuse mère Notre-Dame.
— Si elle ne mendie et si le père ne
vole,
répliquèrent quelques bonnes langues, on ne
comprend, pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps, aussi bien,
la farine coûte cher cette année, et il
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 167
faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger.
— Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on,
s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de
paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la
renommée d'être habile à faire de la
dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait
la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à
Paris aux apothicaires pour faire des drogues.
— Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce
coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en
friche qui appartenait à défunt Jean le Court et
qui est tombé en déshérence depuis sa
mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y
poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le
cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes
vénéneuses, que lui achètent les
sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez
bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que
m'a conté le gros chantre de l'église de
Meudon…
— Silence ! interrompit celle qui marchait en avant. Voici
venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se
rend au château pour visiter notre
révéré seigneur le duc de Guise et
madame la duchesse.
Le recteur et
curé du village de Meudon était alors un savant
illustre, un écrivain de grand renom, le fameux
François Rabelais, qui avait été tour
à tour prêtre et cordelier dans le couvent
à Fontenay-le-Comte, médecin de
l'hôpital de Lyon, médecin et
secrétaire du cardinal du Bellay à Rome,
religieux séculier de l'abbaye de
Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui
s'était fait connaître non seulement par des
ouvrages de science
168 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
médicale et d'érudition
littéraire, mais encore par une admirable satire de la
société tout entière, ainsi que des
mœurs et des idées de son temps,
intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les
Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman
fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque
de bouffonnerie extravagante.
Rabelais avait alors
près de soixante-dix ans ; il était de
taille
moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa
belle santé ; il portait la tête haute et
droite,
marchant d'un pas ferme et presque solennel ; sa figure,
toujours
souriante, empreinte à la fois de bonté et de
malice, inspirait de prime abord la sympathie et la
confiance ;
malgré son grand âge attesté par ses
cheveux blancs, rien n'accusait en lui la
décrépitude ni la sénilité.
C'était un vieillard qui conservait les forces et les
apparences de la jeunesse.
Son costume
annonçait un médecin de la Faculté, ou
un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme
d'église ; il était coiffé
d'une sorte
de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait
barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli ; il
n'avait ni
rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante,
boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine
ou étamine noirâtre ; il avait les mains
nues et
s'appuyait sur un gros bâton en bois
d'ébène à pomme d'ivoire.
C'était là, il est vrai, un habillement de
cérémonie, puisqu'il venait rendre visite
à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du
château de Meudon, où il était toujours
le bien venu. et l'hôte
désiré ; mais,
d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône
aux pauvres
UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS 169
ou consoler les affligés, il n'était pas
autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes
qu'on nommait des houseaux, une casaque de bure usée et des
grègues ou caleçon flottant, un large chapeau de
feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie,
une galvardine ou manteau court
par-dessus ses vêtements.
— Or ça, mes enfants ! dit Rabelais aux paysannes
qui s'étaient arrêtées respectueusement
à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le
déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes
chères sœurs en Jésus-Christ !
— Monsieur le curé, répondit une des
plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous
accorde bonne vie et longue !
— Or ça, reprit gaiement le curé, vous
n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point
à l'église, m'est avis, et vous me semblez de
trop belle humeur, pour penser à venir au
confessionnal ?
Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de
meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc
de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l’aube,
pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort.
— Nous l'aiderons de nos prières à
entrer en paradis ! répliquèrent
plusieurs
villageoises en se signant.
— D'où venez-vous, bonnes femmes? leur demanda
familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos
maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles ?
— Grand merci, messire ! repartit la plus
délurée de la compagnie. Nous venons de
Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au
marché de Meudon, du lait, des
170 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
œufs et des herbes, pendant que nos hommes
travaillent.
— Oui dà, mes enfants ! s'écria le bon
curé, en hochant la tête et clignant de
l'œil. N'êtes-vous pas un peu trop
imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois sans.
escorte ni sauvegarde ?
— Oh ! notre bon père, dit une vieille,
ce n'est
pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur
faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage.
— Bah ! la mère ! objecta plaisamment
Rabelais,
UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS 171
souvenez-vous du dicton : « Le plus
méchant loup, c'est un méchant homme. »
Ce proverbe populaire
donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient
entendu parler de la gaieté du curé de Meudon et
qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais
Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la
route du château.
— Or ça, mes filles ! leur dit-il, ne vous attardez
pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et
l'on vous gronderait quand vous rentreriez !
Les paysannes
s'apprêtèrent à suivre ce bon conseil
et, avant de s'éloigner, elles prièrent le
curé de leur donner sa
bénédiction :
il la leur donna de bon cœur et paternellement.
— Nous faisons des vœux, dit une de ces femmes,
pour que votre sainte bénédiction, monsieur la
curé, s'étende jusqu'à ce
scélérat de juif ou de bohémien, qui
est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule
fin de nous porter malheur.
— Je ne sais si c'est un bohémien ou un juif,
reprit sévèrement Rabelais, mais à
coup sûr ce n'est pas un
scélérat :
c'est un pauvre homme qui mérite qu'on le plaigne, et qu'on
lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux.
Rabelais
s'éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la
leçon qu'il leur avait donnée et qui leur rappela
que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan
déguisé de la Réforme calviniste.
L'Angélus
était sonné à l'église du
village, quand le curé revint du château
où il avait passé toute la journée
172 UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS
avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour
commençait à baisser, et l'on voyait dans le
lointain les vapeurs du soir monter et s’étendre
au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un
sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre
des sanglots étouffés, et il aperçut
à quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un
arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille
qui se disposait à fuir.
— Vous pleurez, mon enfant? lui dit-il avec douceur.
Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âge
où tout est si bon et si beau dans la vie ! Quelle est la
cause de vos larmes ? Je serais heureux de pouvoir les essuyer
et de
vous faire gaie et joyeuse.
— Est-ce que je pleure, mon très honoré
seigneur ? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je
ne pleure
pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de
colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont
bien méchants !
— Ils sont comme partout, pauvre petite ! répliqua
Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune
fille, misérablement vêtue, mais dont la
physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de
fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de
bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de
méchants. Vous a-t-on fait du mal ? Auriez-vous
à
vous plaindre de quelqu'un ? C'est un devoir pour moi de vous
faire
rendre justice et de vous prendre sous ma protection.
— Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur,
pour être aussi bon que vous êtes, dit l'enfant,
reprenant confiance et se hasardant à regarder en face
Rabelais qui la regardait également avec bonté.
Je n'ai
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 173
rencontré que des méchants,
excepté vous, depuis que nous sommes à demeure
dans la seigneurie de Meudon.
— Ah ! vous faites partie de ma paroisse ?
lui demanda
Rabelais, qui ne put se défendre d'un mouvement de
curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue
à l'église ?
La jeune fille ne
répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir ce
dérober à cet entretien ; elle avait
ramassé un panier couvert d'un linge, qui était
à terre, et elle se préparait à
s'éloigner, lorsque Rabelais l'arrêta encore par
le bras.
— Ma chère fille, lui dit-il d'une voix insinuante
et persuasive, ayez foi en ma promesse : j'entends vous
protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne
veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de
qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le
préjudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon.
— Ils veulent que nous mourions de faim ! s'écria
l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la
première fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain
au four banal… Ils m'ont chassée, en disant qu'ils me
brûleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais
à présenter à la cuisson mon pain avec
le leur.
— Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant ?
lui
demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe ! ajouta-t-il en voyant
que l'enfant restait muette et se; refusait à
répondre à cette question. Vous êtes
malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a
placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au
village.
174 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
— Hélas ! je ne puis, mon bon
seigneur,
répondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance,
mais mon père m'attend…
— Votre père ? Où
est-il ? Voulez-vous
me mener vers lui ? Est-ce que je vous fais peur ? Ne
savez-vous pas
qui je suis ?
— Quoi ! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au
four banal ?… Ils étaient là
comme des
bêtes féroces, les femmes aussi bien que les
hommes… Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces
mauvaises gens !
— Eh bien ! ma fille, j'irai seul, à votre place,
repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en
pâte, que vous deviez mettre vous-même au four.
Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais
où vous le remettrai-je ? Dans deux heures il fera
nuit
close, et vous ne pouvez rester ici à m'attendre.
— Ah ! je n'ai pas peur, répliqua-t-elle
avec une
énergie bien supérieure à son
âge… Je suis accoutumée d'ailleurs à
me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit…
Vous êtes bien bon, bien généreux, mon
digne et vénéré seigneur, mais je
n'ose accepter votre bienfaisante proposition… Et pourtant il
faudrait que ma famille ne mourût pas de faim !… Tenez,
j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous
rendra en notre nom.
— Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne
sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous
êtes une de mes paroissiennes, et c'est à moi
d'être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous
aurez votre pain, et nous vous le bénirons.
UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS 175
Le
curé de Meudon ne se sépara qu'à
regret de cette intéressante jeune fille, qu'il se
reprochait de laisser seule, mais elle s'était
refusée absolument à l'accompagner
jusqu'à Meudon. Il se hâta de rentrer au village
et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait à y
faire cuire. Il n'adressa la parole à personne et ne
répondit à aucune des questions qu'on se permit
de lui adresser indirectement. Il dit seulement : «
Ceci est
le pain des pauvres ; je le recommande à mes
paroissiens.
» II alla dans son presbytère attendre, en lisant
quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux
heures n'étaient pas écoulées, qu'il
revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il
remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en
hâtant le pas, à l'endroit où il devait
le remettre entre les mains de la jeune fille.
Celle-ci ne se
trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle venir? Combien
de temps faudrait-il l'attendre ? Il faisait nuit noire, et
Rabelais se
prenait à désirer que cette jeune fille ne
vînt pas, car une fille de douze ans avait à
craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les
loups, et à cette époque de civilisation
imparfaite, où les haines de religion devenaient plus
ardentes que jamais, une juive était cent fois plus
exposée qu'une chrétienne à de mauvais
traitements de la part de tant de gens qui ne respectaient rien
Rabelais
était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers
de la perversité humaine, dans toutes les conditions
sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude
et de charité, il savait que la simple
176 UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS
prudence lui commandait toujours de se mettre en garde
lui-même contre la méchanceté et la
violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se
défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute
heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et
l'état du ciel, car il était astronome, soit pour
chercher des oiseaux et des insectes, car il était
naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car
il était médecin, soit pour porter des
consolations à des mourants, car il était
prêtre, soit pour étudier et admirer la nature,
car il était surtout philosophe, et sa pensée
s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les
mystères de la sagesse divine.
Il n'y avait pas de
lune, ce soir-là, mais le ciel était
étoile, et une pâle clarté, qui
traversait par intervalles l'obscurité, permettait de
reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les
couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande
ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son
côté; puis il entendit très
distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de
temps à autre à travers les arbres qui bordaient
la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux
fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore
suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se
rassurer; mais il ne songea point à fuir pour
éviter une rencontre qui pouvait être
indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi
d'apercevoir Rabelais : il s'était
arrêté soudain en face de lui, dans une sorte
d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors
à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux
absolument dégagés des ombres que projetaient les
arbres dont ils étaient entourés, mais cette
distance était trop grande et
UNE BONNE
ACTION DE
RABELAIS 177
la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit
alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de
nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit.
— Y a-t-il quelqu'un ici ? demanda Rabelais
à
haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle
là ?
Personne ne
répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais
tout à coup voici qu'une petite ombre se détache
de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais
178 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce
n'était pas la jeune fille à qui il avait promis
d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux
comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et
continuait à s'avancer
délibérément jusqu'à ce
qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de
l’examiner un moment. Cet enfant, âgé de
neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une
physionomie très intelligente ; ses
vêtements en
haillons annonçaient la misère la plus sordide.
I1 s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et
décidé, de la corbeille que le curé de
Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée
rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put
s'empêcher de rire aux éclats.
— A la grâce de Dieu ! dit-il à haute
voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet,
qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire
gare, ni merci.
Quelques jours
s'écoulèrent, sans que le bon curé
eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu
au four banal : il avait fait savoir, dans le village, qu'il
entendait
qu'elle ne fût ni méprisée, ni
molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était
pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait
être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec
bienveillance à Meudon et aux environs, 1e propre
frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas
même été baptisé, disait-on,
et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa
sœur et ses parents ; ce qu'on n'aurait pas
dû
trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils
étaient tous de la religion juive.
Un soir que
maître François Rabelais retournait, bien
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 179
fatigué, à son presbytère,
après être allé par les bois de Meudon
jusqu’au hameau de Villacoublay, près de
Vélisy, pour administrer les derniers sacrements
à un moribond, il se sépara tout à
coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau
bénite ; puis, il se mit à la recherche
des vers
luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il
en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet
d'étude, où il faisait de curieuses
expériences sur la nature de la lumière
phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux
durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas
pensé à se pourvoir d'une boîte
fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans
l'endommager ; mais il eut bientôt
imaginé un
moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un
naturaliste : il releva les bords de son grand chapeau, de
manière à former tout à l'entour une
espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur
une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put
recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents
qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi
ramassé à terre une grosse chauve-souris,
blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas
réussi à l’emporter à
moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver
pour la disséquer et en étudier l'organisme
anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de
son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui
avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher
plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux
épines des buissons de houx.
La lune
était dans son plein quand il sortit du bois et marcha
quelque temps à découvert, dans un sentier
peu
180 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
fréquenté, qui traversait une plaine
aride, à peine cultivée sur quelques points, dans
laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire
égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la
position des étoiles et il reconnut .qu'après
avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il
se trouvait presque à son point de départ,
c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et
qu'il ne tarderait pas à rencontrer la grande route qui
établissait une communication directe entre ce village et le
hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc
erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en
apercevait à sa fatigue; mais il n'avait plus
guère qu'une demi-lieue à faire, pour rentrer
dans son presbytère.
L'idée lui
vint que l’endroit de la forêt où il
était en ce moment ne devait pas être autre chose
que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte
et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point
s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme
hantée par les sorciers et sorcières, qui y
venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible
à ces croyances superstitieuses et i1 continua de marcher en
avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre
frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces
parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien,
avait pris possession d'un coin de terre, pour y, construire une pauvre
cabane où il demeurait avec sa famille.
Rabelais donc
poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le
sentier qu'il suivait le rapprochait d’un bouquet de bois
qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de
Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 181
distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en
poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin,
sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure
lugubre et intermittent. Il continuait, à s'avancer vers cet
homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore
aperçu. La clarté de la lune lui permettait de
suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps
courbé et la tête penchée vers le sol
pierreux, qu'il remuait péniblement à coups de
pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne
douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son
champ.
— Bonhomme ! lui cria-t-il, que fais-tu
là, dans
ce lieu désert, à l'heure où tout le
monde dort ?
L'homme se retourna
vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de
comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche,
en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de
s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la
tête basse, sans oser regarder davantage la terrible
apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous
les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière,
avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne
l'eût pas reconnu : les vers luisants qu'il avait
recueillis
entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de
couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la
chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur
le haut de ce singulier chapeau ; en outre, il avait
coupé,
dans les bois, une bottelée de plantes
médicinales qu'il portait sur son épaule, et il
tenait d'une autre
182 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement
enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un
véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte
lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre
équipage.
— Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus
d'autorité, ne veux-tu pas répondre à
la
question que je t'adresse ? Qui es-tu ? Que
fais-tu ?
Réponds, et vite !
— Hélas ! mon bon seigneur,
répondit
d'une voix étranglée le pauvre homme qui
continuait à trembler et qui .ne se relevait pas, je vous
jure, par Moïse et par Aaron,
que je ne fais pas de mal. J'ai
trouvé cette pièce
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 183
de terre inculte, qui semblait n'appartenir à
personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas
très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et
ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte,
à grand-peine et à grand effort, mon doux
seigneur, attendu que je suis bien malade !
— Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais
avec un sentiment de défiance mêlé de
commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche,
à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de
la lune ?
— Hélas ! seigneur mon Dieu !
s'écria
douloureusement le laboureur nocturne : qu'est-ce qui nourrira
ma
pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux
jusqu'à la mort ?
— Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde
pitié, et tu es pauvre ? et tu es malade ?
— Bien malade ! bien pauvre !
répliqua l'homme,
qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied.
Oh ! bien malade, mon vénérable seigneur !
Aussi mieux
vaudrait-il que je fusse déjà mort.
— Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie
quérir le médecin et l'on se soigne, pour
guérir, s'il plaît à Dieu. Or
ça, mon brave homme, quel est donc le mal qui te
tourmente ?
— Je n'ose pas l'avouer, mon très
vénéré seigneur !
répondit
en hésitant le misérable, qui
recommençait à trembler de tous ses membres. Ah !
je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays ! ils me
chasseraient à coups de fourche… Je suis maudit du Dieu
d'Israël
184 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre
— La lèpre ! répéta
Rabelais, la lèpre ! C'est une grande maladie et
difficile
à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en
Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des
chrétiens, et Dieu vous guérira.
— A Dieu plaise, mon cher seigneur ! murmura
l'homme, qui
était parvenu à se relever et qui ne songeait
plus qu'à s'évader.
— Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit
Rabelais : tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans
tourner la
tête, ni regarder derrière toi, en laissant
là ta pioche et le panier où tu devais mettre les
navets ; demain, au jour levé, tu reviendras ici et
trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir,
si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui
demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la
santé.
— Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le
pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui
témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut
pas me guérir.
— Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec
un geste impératif : aie foi en la bonté
et la
miséricorde de Dieu !
Le lépreux
n'essaya pas ; de, résister à l'ordre
qu'on lui
donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se
relevant il avait contemplé avec effroi; l'être
extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour
un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et
s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta
immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne
pensait plus à la
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 185
fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré
sur son chemin le pauvre lépreux. Il se
débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de
plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits
animaux nocturnes ; il ôta sa robe et sa casaque de
dessous,
qu’auraient gêné ses
mouvements ; puis,
en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et
s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher
les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et
pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait
.fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte
qu'il en avait tirée formait un tas considérable,
qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il
s'était mieux servi que le malheureux
propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre
les voleurs dans un endroit aussi désert.
Rabelais, au moment de
se rhabiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son
escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de
cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses
vêtements ; il la
cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de
leurs feuilles. Il n'avait pas songé à
vérifier quelle pouvait être la somme d'argent
contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au
château de Meudon et qu'il en avait rapportée
pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il
répandait à pleines mains, avaient
déjà sans doute beaucoup diminué le
petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la
distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits,
son chapeau et son butin de naturaliste ; puis,
après avoir
remercié Dieu qui lui donnait
186 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
encore la force et les moyens d'être utile
à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas
à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs
matinales commençaient à monter dans le ciel et
à dorer l'horizon.
Il n'avait
rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin
d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne
à une heure aussi indue. Il était
accablé de fatigue en rentrant au presbytère,
où son sacristain l'avait attendu une partie delà
nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir.
Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle
serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et
dès qu'il se fut couché, sans
l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil
plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner
l'Angélus et qu'il dormait encore de bon cœur,
quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil
prolongé, entra dans la chambre du curé.
— Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui,
s'écria Rabelais, qui s'était
réveillé en sursaut : il me faut aller
visiter un
malade.
— Par Notre-Dame ! monsieur le curé,
répliqua le sacristain avec une douce et
familière gaieté, l'heure de la messe est
passée depuis longtemps.
— Eu vérité, je ne croyais pas qu'il
fût si tard dit Rabelais en se hâtant de se
vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à
chercher des simples et des
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 187
insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure.
— Ah ! monsieur le curé, reprit Guillot
en
soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces
mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous
remplissez notre saint presbytère ? Il y a
là,
Dieu. me pardonne, une chouette ou un hibou…
— Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide
le curé naturaliste : ce n'est pas moi qui l'ai
tuée, car je ne me résigne pas volontiers
à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre
chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un
méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles
et des crapauds, qui doivent être encore vivants ;
j'ai aussi
quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en
leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers
luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de
petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne
sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison
d'être, tout a son objet et son but, dans les choses de la
nature.
Le sacristain Guillot n'était plus là pour
écouter les réflexions savantes et philosophiques
de son curé ; on avait frappé
à la
porte du presbytère, et il était allé
ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au
curé, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait
être qu'un mendiant, demandait instamment à le
voir, et attendait, à la porte, la tête et les
pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques
minutes d'audience.
— Un enfant ! dit Rabelais, de bonne
humeur : selon les
188 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
paroles de l'Évangile, laissez toujours venir
à moi les petits enfants.
— Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le
sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions
un joli enfant de chœur.
Rabelais avait
passé dans son cabinet d'étude, pour recevoir cet
enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arrêta sur le
seuil, tout étonné et troublé du
spectacle étrange que présentait ce cabinet de
naturaliste et de savant. La chambre était
tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés
en parchemin, et surtout de toiles d'araignées ;
des
poissons desséchés et vernis pendaient au
plafond; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts
les uns sur les autres, des papiers entassés ou
épars, noircis d'encre ; des plumes, des compas,
des
télescopes ; dans un coin de cette chambre remplie
de
poussière, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des
alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre
de toutes formes ; dans un autre coin, un bahut ou armoire en
bois de
chêne, surchargé de pots, de fioles, de
bouteilles, de silènes ou boîtes en
faïence et en plomb, contenant des onguents et des
élixirs de pharmacie ; enfin, ça et
là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes
empaillés, des amas d'herbes et de plantes
médicinales, des mappemondes et des sphères
astronomiques, des sièges et des escabeaux
encombrés d'un pêle-mêle d'objets divers
de toute espèce, applicables à
différents usages de science et d'art.
Le curé,
assis dans une grande chaire ou fauteuil en bois sculpté,
accueillit par un sourire avenant et de
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 189
bon augure l'enfant qui s'avançait timidement, les
yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant
avait la. figure la plus intelligente, la plus malicieuse. Rabelais
reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi,
qui, un soir précédent, lui avait
enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal
de Meudon.
— C'est toi, lui dit le curé en
éclatant de rire, c'est toi, n'est-ce pas, qui vins prendre,
l'autre soir, le pain cuit que j'allais rendre à ta
sœur ? Je te reproche seulement d'avoir
décampé trop vite, car je n'ai pas eu le temps de
te
donner quelque chose, pour t'empêcher de manger ton pain sec.
Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de
t'excuser de ton escapade ; il y avait faim chez tes pauvres
père et mère, je m'en doute, et il te faut louer,
au contraire, d'avoir avisé au plus pressé, en
pareil cas ; quant à moi, je pouvais attendre sans
inconvénient, et j'ai donc attendu ton retour
jusqu'à présent. Or ça, voyons ce
qu'on peut faire pour venir en aide à ta famille.
L'enfant,qui avait
écouté, sans répondre, cette
allocution paternelle, n'y répondit pas davantage, quand
elle fut terminée, mais il vint, tout ému,
s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui
tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissée
exprès, la nuit même, parmi les navets
entassés dans le champ du lépreux.
— Va-t'en voir à la cuisine si le four chauffe,
dit le curé, en congédiant son sacristain que la
curiosité avait fait témoin de cette
scène touchante. Dépêche, et mets la
nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré.
En même
temps, il relevait doucement l'enfant, qui eût
190 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
voulu rester à genoux devant lui, et il l'attirait
avec bonté dans ses bras sans avoir repris la bourse que cet
enfant était venu lui rapporter dans une intention de
probité délicate, qu'on devinait de prime abord.
— Monseigneur le curé, lui dit l’enfant
les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé
dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom
est gravé dessus, et il m'a envoyé au plus
tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous
l’avait volée.
— Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec
émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon
cœur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant
qu'elle n’en contienne pas davantage.
— Mon père m'a ordonné, continua
l'enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas
ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse
très humblement de ne vous l'avoir rapportée
lui-même, mais mon bien-aimé père est
bien malade.
— Nous irons le visiter tout à l'heure,
répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces
pauvres gens ; oui mon fils, nous irons ensemble, et avec
l'aide de
Dieu, j'ai bel espoir que nous le guérirons.
Rabelais avait repris
enfin l'escarcelle, qui portait cette inscription en or,
gravée sur le cuir noir dont elle était
faite : A
messire François Rabelais, trésorier des pauvres
de Jésus-Christ ; il l'ouvrit, pour savoir ce qu'il
y avait
dedans et il en tira vingt écus d'or, qu'il
étala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la
table. L'enfant fixait sur cet or des yeux
émerveillés, comme s'il n'en eût jamais
vu. Le bon curé réfléchit un instant,
puis il étendit
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 191
la main vers un coffret de fer ciselé, à
demi caché sous les papiers dont la table était
couverte; il l'ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il
y prit dix pièces d'or, qu'il réunit aux
premières ; il remit ensuite le tout dans
l'escarcelle,
qu'il fit disparaître dans une des poches de sa robe.
— Nous allons déjeuner avant de partir, dit
Rabelais à l'enfant qui ne revenait pas encore de son
étonnement admiratif. I1 y a loin d'ici au Camp des
Sorcières ! Je m'aperçois que nous avons
l'un et
l'autre l'estomac aussi vide que la bourse d'un pauvre homme.
Il emmena l'enfant,
par la main, dans une salle basse, où la table
était copieusement servie : un jambon, des
andouilles
fumées sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de
la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L'enfant aspirait
délicieusement l'odeur de la chair cuite, et regardait d'un
œil stupéfait les apprêts de ce
succulent repas.
— Nous ne mangerons qu'une bouchée, dit Rabelais,
et ne boirons qu'un coup de vin pour nous donner cœur au
ventre. Mange et bois, mon fils ! Que la sainte
bénédiction de Dieu descende sur ta pauvre et
honnête famille !
Il avait servi
lui-même son jeune convive, qui hésitait encore
à manger et à boire, mais qui bientôt,
encouragé par la bonne humeur du curé, se mit
à l'imiter à belles dents et à plein
gosier. Il buvait et mangeait comme s'il avait soif et faim depuis six
mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieux
appétit, et il lui donnait l'exemple à
plaisir.
192 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
— Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous
sait donc lire dans la famille?
—Nous savons tous lire, monseigneur le curé,
répondit l'enfant le plus simplement du monde.
— Tous ? s'écria Rabelais surpris et
charmé. Voilà de braves et dignes gens !
La fille
et le fils savent lire aussi ! Ne veux-tu pas rester avec moi,
mon cher
enfant, ajouta-t-il, en l'embrassant encore une fois comme un
père.
— Oh ! bien volontiers, reprit l'enfant avec une
vive
émotion, oui, volontiers, monseigneur le curé !
Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et ma
mère, et ma sœur ?
— Assurément, dit Rabelais. Ce n'est pas moi, Dieu
merci, qui voudrais séparer à toujours l'enfant
de son père et de sa mère !
Ça, mon
cher fils, quel est ton nom de baptême? Que je puisse te
donner ce nom désormais, comme si j'étais ton
second père, ton père adoptif. Je ferai de toi un
gentil enfant de chœur, et tu seras, un jour,
après moi, curé de Meudon, si le bon Dieu te fait
cette grâce.
— Je me nomme Thadée,
répondit
tristement l'enfant après un moment de silence et de
réflexion, mais je ne puis être ni enfant de
chœur, ni curé, mon très
vénéré seigneur, puisque je suis
né israélite.
Rabelais respecta les
scrupules religieux de cet enfant, qui avait été
élevé dans la foi de ses pères, et il
n'ajouta pas une parole qui fût de nature à le
troubler et à le chagriner à cet
égard; mais, ayant remarqué que le petit
Thadée n'oubliait pas ses parents, puisqu'il mettait de
côté pour eux une partie des aliments qui lui
étaient
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 193
attribués et qu'il semblait ne toucher
qu'à regret, Rabelais appela son sacristain et lui ordonna
de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et
d'attacher le panier sur la selle de l'ânesse du
presbytère.
— Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il ; tu
conduiras
l'ânesse par le licou, et si j’étais
trop fatigué de la route, tu me ramènerais, sur
l'ânesse, à Meudon, comme notre Seigneur
Jésus entrant à Jérusalem pour s'y
faire crucifier.
— Est-il possible, monsieur le curé,
répondit à voix basse le sacristain, qui avait
écouté à la porte l'entretien de
Rabelais avec l'enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener
chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas
et de Judas ?
— Guillot, interrompit sévèrement le
curé, j'aime mieux un juif honnête homme, qu'un
chrétien malhonnête !
Le cortège
se mit en marche : Guillot conduisant l'ânesse avec
les
victuailles, et faisant assez piteuse mine . Rabelais, en costume
ecclésiastique, tenant par la main l’enfant, qui
avait honte de se montrer, nu-pieds et tête nue,
auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet,
avec surprise, ce bizarre cortège. Un page de la maison de
Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M.
le Recteur, ainsi qu'on le qualifiait au château, donner la
main à un petit gueux déguenillé et
sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer
Rabelais et l'inviter à souper ce soir-là.
Rabelais fit réponse qu'il s'y rendrait certainement,
d'autant plus qu'il aurait une belle histoire à conter
à la bonne duchesse et une belle œuvre de
charité à lui proposer.
194 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
Le petit Thadée se chargea d'indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain, qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassuré, quoiqu'il fît grand jour et que les sorciers qu'on accusait d'y tenir leurs assemblées fussent dans doute occupés ailleurs. C'était un lieu d'un aspect
sauvage, mais très pittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamais âme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec sa famille ; il avait construit, de ses mains, dans le fourré du bois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortier composé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu'une couverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 195
entrelacés assez ingénieusement et
entremêlés de bruyère et
d'épines. Rabelais dit à son sacristain de rester
en arrière avec l'ânesse et d'attendre qu'on le
vînt avertir d'apporter le panier de provisions. Le pauvre
Guillot vit avec terreur qu'on allait le laisser seul dans un endroit
aussi désert et aussi mal famé : il se
mit
à pleurer, comme un enfant peureux.
— Que vais-je devenir ici ? disait-il tout
éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra
le cou, sinon quelque sorcière qui m'emportera en enfer sur
son balai ! Monsieur le curé, ayez pitié
de moi
et ne m'abandonnez pas, sans m'avoir donné l'absolution.
— Tant que tu resteras avec l'ânesse, tu n'as rien
à craindre, lui cria Rabelais en
s'éloignant ; le
diable respecte les bêtes et les tient pour ce qu'elles sont,
en se disant qu'il n'y a pas là d'âme à
prendre !
L'enfant avait
quitté la main du curé et courait en avant pour
prévenir sa famille : la porte de la cabane
était
ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeune fille, rouge
d'émotion et tremblante d'embarras, que son frère
poussait devant lui, en l'empêchant de se dérober
à cette présentation inattendue et
forcée. Rabelais remarqua que cette fille était
fort belle, sous ses haillons ignobles et que sa figure
intéressante se recommandait par une expression de candeur
pudique et de noble fierté. Il fut touché de
commisération, en s'apercevant que cette pauvre jeune fille
avait à peine les vêtements indispensables pour se
préserver des atteintes du froid.
— Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et
intérêt, je vous prie de vouloir bien
prévenir votre père et votre
196 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
mère, que c'est le curé de Meudon qui
s'en vient les voir et leur porter des consolations.
— Mon bon seigneur, répondit la jeune fille avec
déférence et simplicité, votre
Éminence daignera excuser mon père et ma
mère, s'ils ne s'empressent d'aller au devant d'un si
vénérable personnage que vous êtes. Ils
ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de
fatigue l'un et l'autre : mon père a
travaillé
aux champs, cette nuit et ce matin ; ma mère est
quasi toute
paralysée et percluse de tous ses membres, depuis le dernier
hiver.
— Je ne suis pas une Éminence, mon enfant, reprit
Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ,
qui veut vous consoler; je suis votre médecin, qui veut vous
guérir.
— Sara ! dit le frère à sa
sœur, avec un élan de reconnaissance :
monsieur le
curé est si bon, si bienfaisant, si
généreux, que c'est comme un ange du Seigneur,
qui vient nous visiter dans notre affliction.
Sara et
Thadée annoncèrent, par un geste respectueux, que
le curé n'avait qu'à les suivre, et ils
entrèrent les premiers, en disant : «
Notre
père, notre mère 'Voici l'envoyé du
Seigneur ! Que le saint nom du Seigneur soit
béni !
»
Rabelais, en
pénétrant derrière eux dans la cabane,
où régnait une demi-obscurité,
entendit deux profonds soupirs mêlés de sanglots,
qui partaient de l’endroit le plus sombre de cette
misérable demeure et qui le dirigèrent vers les
deux malades couchés côte à
côte sur des feuilles sèches recouvertes d'une
vieille serpillière, grosse toile d'emballage qui leur
tenait lieu de draps, et enveloppés d'une horrible
couverture de laine, usée, déchirée,
et aussi
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 197
noire qu'un drap mortuaire. La porte entrouverte faisait
entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais
pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de
misère : la femme, dont le visage
cadavéreux
semblait à celui d'une morte; le mari, qui n'avait plus
figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu
tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les
yeux seuls avaient encore de la vie et de l'expression. Rabelais,
à cet aspect, éprouva un invincible sentiment
d'horreur et de pitié.
— Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens !
dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur
son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la
main de Dieu qui l'avait frappé et le glorifiait avec
révérence dans le secret de sa sainte
volonté.
— Si je n'avais foi en Dieu, comme Job, répondit
d'une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n'aurais pas
supporté jusqu'à présent le fardeau de
la vie ! Depuis tantôt un an, j'ai été
tout à coup affligé de la lèpre, qui
me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur à
moi-même , depuis tantôt un an, J'ai perdu tout ce
que j'avais loyalement acquis dans le négoce et qui
était la fortune de mes enfants ; depuis
tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de
paralysie et ne peut plus se mouvoir; depuis tantôt un an,
mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge,
et souffrent avec constance et résignation tout ce qu'on
peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la
faim… Eh bien ! ceux de ma race et de ma religion m'ont
fermé leur cœur et
198 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
leur bourse, et je n'ai trouvé que vous ?
monsieur
le curé, vous prêtre chrétien, qui
daignez me porter secours et vous intéresser à ma
déplorable et irréparable situation !
Vous seul
au monde m'avez pris en pitié.
— Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste ! dit
Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent les mains.
— Monsieur le curé, lui dit tout bas
l’enfant, vous plaît il que j'aille
quérir un peu de nourriture pour mon père, qui
meurt quasi de besoin et qui n'a rien mangé depuis
hier ?
— Est-il vrai, ajouta la jeune fille, à qui son
frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission au
presbytère de Meudon, est-il vrai, mon
vénéré seigneur, que je puisse offrir
quelques gouttes de vin à ma mère, qui s'en va
trépasser d'inanition et de faiblesse ?
Rabelais n'avait pas
entendu la fin de cette supplique filiale ; il
s'était
élancé hors de la cabane, pour appeler Guillot et
faire apporter le panier qu'il avait eu la précaution de
bien remplir : rien n'y manquait, ni le vin, ni pain, ni les
viandes
froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panier
devant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa
propre main les aliments qu'ils acceptèrent avec
reconnaissance. I1 assistait en silence à ce spectacle
émouvant et terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on
semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir
par prudence.
— Et toi, Sara, dit Thadée à sa
sœur, qui n'osait pas prendre sa part de ce repas qu'elle
contemplait avec un œil d'envie, n'as-tu pas aussi belle faim
que nos pauvres parents? Approche, sœur, et fais grande
chère
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 199
avec eux. Quant à moi, j'ai
dîné chez monseigneur le curé.
On n'entendait, dans
la cabane, que la bruit continu de trois mâchoires en
mouvement, qui dévoraient à belles dents la
nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites
portions, en leur recommandant vainement de modérer et de
restreindre leur insatiable appétit.
— Pauvres gens ! murmurait-il, en sentant,ses yeux
se
mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus
à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en
conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l'avoir
satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces,
à "la levée : associez-vous d'intention
à ma prière, en vous tenant pour
assurés que vous mangerez à présent
tous les jours.
Rabelais, en effet,
prononça la prière des Grâces en latin,
comme si ses trois convives eussent été les
meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance
pendant cette courte prière qu'ils ne comprenaient pas. La
reconnaissance de l'homme envers Dieu est un principe de toutes les
religions.
— Monsieur le curé, notre sauveur, dit le
lépreux dès qu'il put parler, mon fils
Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu'elle
contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne
l'ai pas ouverte.
— Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la
sortant de sa poche et en l'ouvrant pour en retirer le contenu. Je
garderai cette escarcelle, qui m'a été
donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans
vous appartient, par droit .coutumier, puisque c'est vous qui l'avez
trouvé, ce matin, dans votre champ.
200 UNE BONNE ACTION DE RABELAIS
— Le champ n'est point à moi, reprit
l'honnête juif, qui refusait d'accepter ce que Rabelais
voulait lui mettre dans la main : ce champ était en
friche
et paraissait n'avoir pas de maître ; je l'ai
cultivé en pleine nuit, et j'ai cru pouvoir, sans faire tort
à personne, m'en approprier la récolte, une
chétive récolte de navets, la terre n'ayant pas
été fumée et même
suffisamment remuée… Dieu d'Abraham ! de l'or s'écria-t-il, en voyant briller les pièces d'or
que le curé l’avait forcé de recevoir.
Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j'ai vu,
cette nuit, dans le champ ?
— Quel sorcier? lui demanda Rabelais, qui avait
oublié la scène de la nuit et qui pensa que son
malade devenait fou.
— Ah ! monsieur le curé, dit le juif, qui ne
cessait de faire sonner les pièces d'or dans sa main, c'est
une bien redoutable aventure : j'étais
allé, vers
minuit, dans ce champ, qui ne m'appartient pas, arracher les navets qui
y avaient poussé. Ce devait être notre repas de
famille ; on l’attendait avec grande impatience chez
nous,
car personne n'avait mangé depuis la veille. J'avais
à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les
navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparaît tout
à coup; il avait la face lumineuse d'un être
infernal ; il portait sur sa tête un grand oiseau
qui battait
des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau
diabolique s'élevaient des flammes qui ne l'atteignaient
pas, mais dont je sentais à distance la chaleur
brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une
botte de ces plantes vénéneuses qu'on ne cueille
qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les
cimetières ;
UNE BONNE ACTION DE RABELAIS 201
il tenait à la main un paquet taché de
sang…
Rabelais interrompit
par de bruyants éclats de rire le narrateur, qui
s'arrêta dans son récit sans se rendre compte de
l'excès de gaieté qu'il avait
provoqué. Il s'était tu, tout troublé,
et Rabelais riait toujours.
— Le sorcier, c'était moi !
s'écria le
cure, avec de nouveaux éclats de rire. C'était
moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais
moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir.
— Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas
convaincu les affirmations du curé, ne savez-vous pas que ce
lieu-là s'appelle le Camp des Sorcières, et que
tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat ?
— Mon ami, dit Rabelais, qui avait cessé de rire,
il n'y a pas d'autres sorciers que les méchants et les
fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvais
ménages ou bien chez les ivrognes et les libertins.
— Écoutez la suite, monsieur le curé,
répliqua le lépreux, dont la croyance aux
sorciers n'était pas encore
ébranlée :
j'ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent
attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la place
où j'étais. Le sorcier m'ordonna de laisser
là ma pioche et de partir de là, sans tourner la
tête. Aussitôt je retrouvai la force de me mouvoir,
et je m'enfuis à toutes jambes. Quand je fus à
quelque distance, je tournai la tête, malgré le
commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni
l'homme à la face lumineuse. Je n'osai toutefois retourner
sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j'allai au champ, et
trouvai que
202 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
la récolte des navets avait
été faite et très soigneusement
faite par le sorcier…
— C'était moi, vous dis-je ! interrompit
Rabelais,
en recommençant à rire. C'était moi,
le sorcier, moi, moi, moi !
— Qui donc avait arraché les navets ?
repartit le
juif, qui refusait de croire à l'assertion de Rabelais. Qui
donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire? Qui donc avait
caché parmi les navets l'escarcelle pleine d'or ?
— C'était moi ! répliqua Rabelais. Vous
aviez semé, bonnes gens, et j'ai fait pour vous la moisson,
à telle enseigne que je suis encore fatigué et
plus fatigué qu'un sorcier ne pourrait l'être.
Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers !
II s'était
levé pour prendre congé de la famille, qu'il
venait de sauver d'une mort certaine et qu'il promettait de ne pas
abandonner. Il fut suivi par le père et les enfants, qui le
comblaient de bénédictions, auxquelles la femme
paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en
s'engageant à revenir les voir le lendemain et en leur
conseillant de se défier maintenant des voleurs
plutôt que des sorciers, puisqu'il leur laissait un petit
pécule pour subvenir à leurs premières
nécessités. Il monta sur l'ânesse du
presbytère et se fit conduire, par son sacristain, au
château de Meudon.
— Madame, dit-il en arrivant, à la duchesse de
Guise, je vous apporte une bonne action à faire pour gagner
des bénédictions en ce monde et des indulgences
dans l'autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard
possible.
— Que faut-il faire pour cela ? répondit
la
duchesse. Je
UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS 203
vous remercie d'avance, monsieur le curé, de me
faire participer à une de vos œuvres de
charité. Mais de quoi s'agit-il?
— Il s’agit, dit Rabelais, de guérir un
lépreux et une paralytique, de donner le gîte, la
nourriture et le vêtement à quatre
misérables, qui, depuis un an et plus,
souffrent dû froid, de la faim et de toutes les
privations, il s'agit
de convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier
une jolie
fillette et de donner un enfant de chœur au curé
de Meudon.
Rabelais
raconta son aventure avec une éloquence qui mit les larmes
aux yeux de
]a duchesse et qui en même temps la fit rire de bon
cœur. Elle promit
tout ce que voulait son bon curé, et le duc de Guise, qui se
fit conter
204 UNE BONNE ACTION DE
RABELAIS
l'histoire pendant le souper et qui en fut aussi
touché que diverti, déclara, en riant, qu'il
entendait être le parrain du petit juif, que Rabelais se
proposait de baptiser lui-même.
— Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite
juive, que je dois marier, quand elle aura l'âge, en la
dotant et en rattachant à mon service.
— Hélas ! madame, dit le bon curé de
Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas
moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je
touche à la fin de ma carrière, mais, du moins,
ajouta-t-il en riant, j'espère avoir le temps de baptiser un
juif et d'en faire un gentil enfant de chœur.
Rabelais mourut
l'année suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman
de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu'il avait converti quatre
juifs au christianisme et qu'il laissait, après lui, pour
répondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons
chrétiens de sa façon.
Les notes ci-dessous ont été ajoutées par Jean-Claude Raymond lors de l'élaboration du présent document.
• Aaron -
d'après la tradition, frère
aîné de Moïse, premier grand
prêtre en Israël au XIIIe
siècle avant
J.–C.
• Abraham
- personnage biblique, patriarche hébreu, ayant
vécu entre le XIXe et le XVIIIe siècle avant
J.–C. Il apparaît comme l'homme de la foi, confiant
dans les promesses divines.
• Barabbas
(et non Barrabas) - agitateur juif condamné à
mort à la même époque que
Jésus-Christ. Ponce Pilate ayant demandé au
peuple juif de choisir entre Jésus-Christ, Barabbas fut
choisi et donc sauvé de la mort.
• galvardine
- en ancien français gaverdine, vêtement des
pélerins sans manches, en général avec
un capuchon. Le mot proviendrait de l'allemand Wallevart
(pélérinage). Rien d'étonnant quand on
sait que la majorité des mot commençant par W en
allemand commencent par G en français. Ex. Wilhelm forme
allemande de Guillaume.
• Judas Iscariote -
l'apôtre qui trahit Jésus. Par un baiser qu'il lui
donna, il le désignait à ceux qui venaient le
chercher. Pris de remord, il jeta l'argent que cette trahison lui avait
rapporté et se pendit.
• pillerie
- mot, n'existant pas dans les dictionnaires contemporains, construit
à partir du verbe piller doit dans l'esprit de l'auteur
avoir un sens amoindri par rapport à pillage.
• Thadée
- pourquoi ce prénom ? Fait-il
référence à l'apôtre
Thaddée (affectueux), autrement dit Jude, aussi
nommé Lebbée (courageux). Thadée
voyait en Jésus l'homme qui pouvait restaurer le royaume
temporel d'Israël et ne comprenait guère la
portée des enseignements de Jésus et de ses
prédictions. Faut-il voir par le choix de ce
prénom une manière de qualifier l'enfant
courageux, affectueux mais ne comprenant pas la portée des
enseignements de Rabelais ?
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Dernière modification : 2009-01-24 - 16:24:41
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